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Sébastien-Yves Laurent

Professeur de science politique à l’Université de Bordeaux, auteur de État secret, État clandestin : essai sur la transparence démocratique

Professeur de science politique à l’Université de Bordeaux, auteur de État secret, État clandestin : essai sur la transparence démocratique et intervenant lors de l’École d’été de la Chaire Renseignement, Sébastien-Yves Laurent revient sur la difficulté à réguler l’environnement numérique et sur le développement de nouveaux espaces de clandestinité pour de nouveaux acteurs qui parviennent à dissimuler leur identité grâce à des réseaux anonymisés.

Alors que Julian Assange a été libéré il y a quelques jours après un accord avec les États-Unis, vous réinterrogez à l’ère du numérique le rapport au secret dans des sociétés démocratiques dans lesquelles l’impératif de transparence semble de plus en plus fort.
Selon vous, en réalité, le numérique ouvre de « nouveaux espaces de clandestinité » : pourriez-vous expliquer comment vous en arrivez à cette conclusion qui peut apparaître, au premier abord, paradoxale ?

L’environnement numérique possède deux caractéristiques fondamentales : d’une part, il est structuré par une forme de réseau que l’on appelle « distribué », c’est-à-dire sans centralité, ni hiérarchie, et d’autre part les unités ou les nœuds de ce réseau distribués peuvent être anonymisés par le biais de serveurs mandataires (des proxies en Anglais) et même des anonymats multiples en utilisant plusieurs couches de serveurs. Dès lors tous les acteurs de l’environnement numérique quels qu’ils soient (États, individus, acteurs non-étatiques) peuvent dissimuler leur identité réelle et leur situation dans un réseau. Enfin, dans la mesure où le rôle des normes internationales est très faible dans cet environnement de non-droit, il y a là toutes les caractéristiques de ce que j’appelle du clandestin. En fait la difficulté pour comprendre cela, c’est qu’il y a une fausse transparence de l’Internet où tout un chacun fait l’expérience d’une multitude de contenus et de signatures, mais tout est fait pour que l’identité réelle de ceux qui les produisent puisse être, le cas échéant, dissimulée. Enfin cette partie, appelée « web surfacique » est la part minoritaire de l’Internet. L’essentiel est dans le deep web où la dissimulation est généralisée.

Votre ouvrage s’intitule État secret, État clandestin : essai sur la transparence démocratique.
Pourriez-vous nous expliquer en quelques phrases la dialectique que vous essayez de mettre en lumière et d’analyser entre “État secret” et “État clandestin” ?

Dans ce livre analytique qui récapitule plus de dix ans de travaux, j’ai repris le concept d’« État secret » que j’avais créé en 2009. Je l’ai étendu en incluant dans la part secrète de l’État, non seulement les activités et les structures de renseignement, mais aussi les activités nucléaires qui sont couvertes par le plus haut degré de secret. Je montre dans le livre que de l’ «État secret coutumier », aussi ancien que l’existence de l’État, a émergé « l’État secret légal » qui est le résultat d’un processus de soumission des activités et des structures secrètes au droit. Cela a pris la forme de quatre évolutions convergentes : la délimitation d’un espace juridique secret (naissance de la classification de l’information), la mise en place par la loi d’un statut juridique des services, l’encadrement par la loi de certaines de leurs pratiques (fonds secrets, fichiers, écoutes-interceptions, actions couvertes, identités fictives), enfin l’imposition d’un contrôle parlementaire sur les administrations du renseignement. L’ « État clandestin » est un autre concept que j’ai bâti dans ce livre afin de rendre compte des situations de secret dans l’État induites par l’existence de non-droit. Je me suis appuyé sur le théoricien du droit Jean Carbonnier, qui estimait en 2014 qu’il existe de nombreuses situations de non-droit, c’est-à-dire des cas où le droit ne pense pas les situations (ce qui est par ailleurs un indice de la limitation naturelle du droit). L’État clandestin caractérise des situations de secret de l’État face à des absences du droit et non pas des illégalités commises par l’État (qui supposent l’existence d’une règle de droit). Vous parlez de dialectique et c’est le terme parfaitement adapté pour caractériser notre situation dans les démocraties occidentales : l’État secret est caractérisé par une tension permanente entre État secret légal et État clandestin. J’observe néanmoins que dans les 3 pays étudiés dans mon livre (États-Unis, France et Grande-Bretagne), l’État clandestin est généralement provisoire : je cite de nombreux cas de ce que j’appelle la “dé-clandestinisation” de l’État et d’entrée dans l’État secret légal. Dès lors qu’une situation de non-droit est identifiée par les gouvernants ou par l’opinion, il existe dans nos démocraties un processus de “dé-clandestinisation”, conduisant à la reconnaissance et à la légalisation.

Pour finir, votre livre est centré sur la France mais en comparaison avec la Grande-Bretagne et les États-Unis. La Chaire Renseignement de Sciences Po Aix se donne pour finalité de participer à la construction d’une culture française du renseignement. Vous-même y participez pleinement par vos travaux !
Voyez-vous des différences dans le rapport de l’État français au secret et à son usage par rapport à ces deux autres grandes démocraties occidentales ?

En fait ce qui m’est apparu très net comme résultat de la comparaison entre les trois pays pour ce qui est du rapport entre l’État, le secret et la démocratie, c’est l’absolue singularité de la Grande-Bretagne. Ce pays où le libéralisme politique a été inventé au XVIIe siècle, qui est aujourd’hui une des démocraties libérales les plus avancées au monde est caractérisé par un très puissant secret public (secrecy), par une très faible publicité des services, par un contrôle parlementaire assez superficiel…etc. La régulation du secrecy, la publicité des services de renseignement, l’effectivité du contrôle parlementaire de ces services, la contrainte de transparence sur eux …etc sont nettement plus forts aux États-Unis et en France. L’exceptionnalité britannique montre ainsi la compatibilité du secret dans l’État avec la démocratie.