Enseignant

Philippe Aldrin

Professeur de science politique à Sciences Po Aix
Philippe Aldrin

Professeur de science politique à Sciences Po Aix, Philippe Aldrin est aussi à l’origine du Brussels’ World Simulation, le serious game qui se tient chaque année depuis 2018. Pédagogie, histoire du projet, enseignement et nouveautés… le maître du jeu répond à quelques-unes de nos questions.

Comment est né le “Brussels’ World Simulation” ?

À l’origine de ce programme, il y a un constat partagé par des Professeurs spécialistes de l’Union européenne à Sciences Po Aix et à la Faculté de Droit et de Science politique d’Aix-Marseille Université. Alors que l’UE est un système institutionnel majeur pour le Continent et dans le monde, les jeunes générations se montrent de moins en moins intéressées par l’étude des rouages décisionnels, les politiques publiques et les législations de « Bruxelles ». Du coup, avec Rostane Mehdi, Estelle Brosset, Nathalie Rubio, tous trois Professeurs de droit européen, nous nous sommes interrogés sur cette contradiction. Et surtout sur les façons de raviver l’intérêt de nos étudiants pour l’Europe. Comment piquer leur curiosité pour les amener à suivre les négociations en jeu dans les sommets européens ? Comment attirer leur attention sur l’action de la Commission, le travail des eurodéputés ? Comment les amener à saisir la complexité des tensions coopératives qui traversent la relation entre les institutions ?

Nous avons eu la chance de pouvoir associer très vite à notre réflexion d’autres spécialistes : Adrian-Gabriel Corpadean (Professeur d’histoire européenne à l’Université Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca), Sandrine Roginsky (Professeure de Communication politique à l’Université de Louvain), Arnaud van Waeyenberge (Professeur de droit à l’ULB et à HEC Paris) et Philippe Guillaumet (docteur en sciences économiques et manager des projets européens du Grand Port à Marseille). Depuis, nous ont rejoints Hélène Michel et Patrick Hassenteufel, tous deux Professeurs de science politique respectivement à Sciences Po Strasbourg et Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Avec le directeur de Sciences Po Aix, on aime bien dire que nous avons là la « dream team » de la simulation européenne.

Notre idée a été d’explorer les vertus pédagogiques des serious games. Les uns et les autres, nous avions en effet déjà expérimenté des petites mises en situation dans le cadre de nos cours. Nous savions que le jeu de rôles, quand il reproduit fidèlement la réalité du vrai jeu institutionnel, est un formidable outil pédagogique pour comprendre comment fonctionnent les organisations internationales. Même quand il se déroule sur quelques heures de cours. Là, avec le programme BWS, nous avons fait le pari d’en concevoir une version XXL… en dépliant le jeu de rôles sur 10 semaines, en se dotant d’outils numériques dédiés, en imaginant des plénières devant un jury d’experts internationaux, etc. Et puis, grâce au soutien déterminant de l’Académie d’Excellence d’A*Midex, grâce aussi à l’enthousiasme absolument communicatif des profs, des étudiants et des services impliqués dans le projet, le pari a marché.

Quel dispositif pédagogique se dégage du BWS ?

Le programme Brussels’ World Simulation est une modélisation du policy process de l’Union européenne. Il donc est conçu comme un module d’apprentissage de la conduite des négociations au sein de l’Union. Réputée pour l’articulation originale et efficace qu’elle permet entre consolidation des connaissances fondamentales et acquisition des compétences professionnelles, la démarche pédagogique du Game Learning autorise en vérité toutes les innovations. Vous savez, dès lors que l’on s’affranchit des limites spatiales, temporelles et un peu convenues de la salle de cours (ou de l’amphi), il est véritablement possible d’innover.

D’abord en décloisonnant les cours, les disciplines, les établissements. Des profs de Droit, de Science politique, d’Histoire, de Communication participent au jeu avec leurs étudiants de master à Sciences Po (Aix, Strasbourg et Saint-Germain-en-Laye), à la Faculté de Droit, à HEC Paris, à la Faculté d’Études européennes de Cluj-Napoca ou chez notre partenaire historique de Fribourg en Allemagne. Cette interdisciplinarité dans et hors les murs de nos salles de cours respectives est une expérience sans équivalent.

Ensuite en créant de nouveaux espaces d’échange et de connaissance comme le séminaire BWS, animé par des spécialistes (enseignants-chercheurs, responsables européens, experts en plaidoyer, lobbyistes, communicants), et que les « joueurs » peuvent suivre deux fois par semaine pendant toute la période du jeu. Et en installant une équipe de « coachs » pour chaque catégorie de rôles (Commission, Parlement, Conseil, stakeholders, médias…)

Enfin les interfaces et technologies numériques qui démultiplient les possibilités de communication. Avec l’expertise de la direction de la stratégie numérique de Sciences Po Aix (la « DSISN »), nous avons pu créer une plateforme de jeu en ligne, un réseau social dédié (le « BWS’Tweet », plébiscité par les joueurs… et les profs), une chaîne YouTube, des podcasts, etc. En affinant chaque année le design et les usages de ces outils, on rend l’expérience de la négociation complètement réaliste et immersive.

Enseigner aujourd’hui, un défi ?

Enseigner, c’est toujours un défi. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui. Avec le numérique, tout étudiant peut accéder, en trois clics, à des ressources infinies d’informations. Notre rôle n’est donc plus d’apporter une connaissance dont nous – profs – serions les détenteurs exclusifs mais davantage d’apprendre à apprendre, à se forger un esprit rigoureux, scientifique, critique. Apprendre à se décentrer, voir le monde d’ailleurs, à mettre en question les évidences. Au fond, apprendre à penser intelligemment, au sens littéral du terme, c’est-à-dire comprendre l’interrelation complexe et changeante qui existe entre des phénomènes eux-mêmes complexes et changeants. Nos sociétés démocratiques ont un besoin vital de citoyennes et citoyens qui réfutent les opinions simplistes, les certitudes toutes faites. Il n’y jamais assez de personnes qui pensent et agissent en faisant appel à la Raison, au sens des Lumières, c’est-à-dire en s’appuyant sur la science et un esprit critique constructif. C’est cela que nous essayons de faire à Sciences Po Aix.

Et l’Europe est un beau challenge pour mettre en application cette approche de la pédagogie. Car on ne comprend pas grand-chose à l’Europe avec des idées à l’emporte-pièce sur les relations internationales qui s’arrêtent souvent au seul intérêt stratégique des États. L’Europe est une mécanique démocratique ultra-sophistiquée où 700 élus de familles politiques différentes, les ministres et représentants des 27 États membres et une haute administration « programmatique », négocient en parlant 24 langues et doivent, chaque jour, apprendre à définir ensemble un cadre d’action possible, à dépasser leurs désaccords pour tracer la voie d’un compromis. Imaginer des programmes pédagogiques innovants pour enseigner cela est en effet un challenge mais un challenge absolument passionnant.

En quoi le serious game illustre-t-il « l’esprit » Sciences Po Aix ?

Je pourrais dire que l’esprit de Sciences Po Aix traverse tout le BWS. Il y a bien sûr ce que je viens d’évoquer : la formation d’esprits intelligemment critiques. Mais la simulation explore aussi tous les apports d’une interdisciplinarité heureuse sur un domaine de formation (les métiers de l’Europe et des affaires européennes) et est ancrée, par sa nature même, dans l’international. Conjugué aux potentialités de l’innovation numérique, ce programme pédagogique propose aux étudiants une professionnalisation aux métiers de l’international qui ne se contente pas de répéter des gestes techniques.

Qu’ils incarnent un rôle d’acteurs législatifs ou un rôle d’acteurs non-institutionnels (journalistes, lobbyistes, experts en plaidoyer pour une ONG), les étudiants ne doivent pas seulement endosser une position dans le « jeu », ils doivent aussi avoir une vue à 360° de la négociation, baser leur stratégie sur une cartographie de tous les acteurs impliqués dans le dossier, comprendre la réalité des rapports de force, composer des alliances, construire des positions soutenables, adapter leur tactique au fil des négociations, ajuster leur communication, agir dans une configuration sous contraintes (de ressources, de position, de prérogatives, de styles institutionnels ou professionnels). Il ne s’agit pas d’un exercice d’éloquence où seules compteraient la prestation scénique et quelques tournures argumentaires habiles.

S’il y a bien avec le BWS un moment dans la lumière, lors des plénières publiques qui ponctuent le processus de négociation, l’essentiel du jeu se déroule dans des discussions rugueuses et techniques pendant plusieurs semaines… et qui supposent de maîtriser parfaitement ses dossiers et d’acquérir un sens pratique du compromis européen. C’est clair qu’on retrouve ici « l’esprit Sciences Po », dans cette conception combinant savoirs savants et savoirs pratiques de la professionnalisation aux métiers de l’international. Je dirais (et ce n’est ni un oxymore ni une pirouette concordataire) que le BWS propose une professionnalisation en pratiques adossée à la science en train de se faire.

Comment s’annonce cette 5e édition ? Quel thème ? Des innovations notables ? Des surprises…

Avec l’équipe pédagogique du BWS, nous avons décidé de faire travailler les 160 « joueurs » sur les négociations des nouvelles normes euroVII/7 et la lutte contre la pollution de l’air dans le cadre du futur “paquet zéro pollution” de l’UE. Un chantier difficile mais urgent. Cette nouvelle édition a été formidablement lancée par la conférence inaugurale que l’Ambassadeur Pierre Vimont nous a fait le plaisir et l’honneur de prononcer devant les 160 « joueurs » (on-line et off-line), ce mercredi. L’an passé, c’était le commissaire européen, Nicolas Schmit qui avait ouvert l’édition. La qualité, dans tous les sens du terme, de ces grands conférenciers est sans doute un bon indicateur de la crédibilité croissante du programme.

Sur le plan des innovations, nous continuons avec l’équipe de Coralie Maire de la DSISN, notre programme d’amélioration continue de la plateforme du jeu pour compléter son arborescence et affiner son ergonomie. Par exemple, cette année, pour la première fois, les inscriptions ont été réalisées via un formulaire en ligne. Cet outil facilite grandement la création des pages et des comptes personnels de chaque « joueur ». La plateforme a été également complétée par de nouveaux onglets imaginés après la 4e édition pour gagner en fluidifier dans la navigation, notamment « Le fil des négociations » qui permettra de suivre en un clin d’œil et au jour le jour l’avancée des négociations.

Grâce au soutien de Sciences Po Aix, nous avons aussi cette année une équipe de 4 tuteurs tout à fait remarquables – Léa, Rose, Zeïneb et Antoine – qui sont des anciens joueurs et vont accompagner, conseiller les « joueurs », faciliter les liens entre les étudiantes et étudiants répartis dans les 7 établissements qui participent au programme, animer et dynamiser la plateforme, préparer les événements (séminaire, plénières, remise des prix), etc. Leur présence est sans conteste un plus. Et puis, et c’est là un énorme défi pour l’équipe d’organisation coordonnée par Odile Radisse, nous tiendrons cette année les plénières finales dans l’enceinte du Parlement européen à Strasbourg. La belle aventure continue…