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Marie-Pierre Ulloa

Directrice du Programme Méditerranée, Iméra, Institut d’Études Avancées, Aix*Marseille Université

Directrice du Programme Méditerranéen à l’Iméra depuis 2023, le parcours de Marie-Pierre Ulloa mêle recherche et enseignement, avec un focus sur l’histoire culturelle du Maghreb et de la France. Ayant étudié et enseigné aux États-Unis, son expertise s’articule autour de la guerre d’Algérie et des migrations maghrébines en Californie. À l’Iméra, celle-ci continue le travail initié par Thierry Fabre, mettant l’accent sur les enjeux culturels et sociétaux méditerranéens. Sa vision inclut la création de nouveaux chantiers de recherche et une approche collaborative, tout en assurant un soutien adapté aux chercheurs en résidence.

Vous avez rejoint l’Iméra en 2023 en tant que Directrice du Programme Méditerranéen. Pouvez-vous en quelques lignes présenter votre parcours et votre rôle à l’Iméra ?

En quelques lignes, en ligne de départ comme en ligne de fuite, je dirais que je suis une chercheuse avant tout. Professionnellement, je suis une enseignante-chercheuse en histoire culturelle et intellectuelle de la France et du Maghreb, formée dans un environnement d’abord français puis américain, car j’ai quitté la France en 2000 pour les sirènes de l’Amérique qui m’ont menée sur les rivages du Pacifique, à l’université de Stanford. Je travaille à l’intersection de l’histoire et de la sociologie de la littérature et du cinéma, en associant une pratique de recherche dans les archives avec l’histoire orale. C’est la guerre d’Algérie / guerre d’indépendance algérienne qui a constitué le socle de mes premiers travaux de recherche autour des intellectuels français et tout particulièrement de la figure de Francis Jeanson, philosophe existentialiste proche de Jean-Paul Sartre et leader des porteurs de valises, auquel j’ai consacré mon premier ouvrage, Francis Jeanson, un intellectuel en dissidencede la Résistance à la guerre d’Algérie (Stanford University Press, 2008). Plus tard, après ma rencontre avec des résidents maghrébins en Californie, celle avec les études sur les migrations et sur les diasporas dans un contexte académique pluridisciplinaire américain dynamique, et mon ancrage en Californie, ma réflexion s’est déplacée sur l’histoire des Maghrébins de Californie qui a abouti à la publication de mon second ouvrage, Le Nouveau rêve américain, du Maghreb à la Californie (CNRS éditions, 2019).

J’ai rejoint avec enthousiasme l’Iméra, l’institut d’études avancées d’Aix*Marseille Université en septembre 2023, pour prendre les rênes du Programme Méditerranée, suite au départ du fondateur du programme, Thierry Fabre, bien connu de la maison Sciences Po, qui a œuvré pour faire de ce programme une pierre angulaire de la recherche sur les enjeux culturels, sociétaux, politiques et religieux des rives méditerranéennes en organisant des colloques, journées d’études, etc, afin de rendre visible la production de ces recherches souvent initiées à l’Iméra. Je me situe dans la continuité de son héritage car il a su institutionnaliser une identité forte au programme, avec notamment des moments incontournables comme le FFAM bien sûr mais aussi avec la création de chaires telle la chaire Germaine Tillion, “Demain la Méditerranée”, avec la région Sud. Cette chaire s’attache à décrypter les espaces méditerranéens à l’heure de l’anthropocène, des problématiques liées aux changements climatiques, de la gestion de l’eau et du littoral, de l’insularité aux fonds marins. J’ai également lancé de nouveaux chantiers autour de la fabrique des récits de migrations et de mobilité autour de la Méditerranée de l’Antiquité à nos jours ; autour de l’invention de la Méditerranée, la construction et la problématisation du champ des études méditerranéennes en tentant d’aller au-delà du récit binaire dominant des « deux rives » pour explorer la notion de la « tierce rive » mais aussi en questionnant l’exportation de l’idée de la Méditerranée, comment fait-on “Méditerranée” ailleurs, notamment dans un contexte diasporique. Enfin, la question de la patrimonialisation des espaces méditerranéens et des conséquences liées au tourisme de masse en Méditerranée fait aussi partie de la réflexion que nous menons en collaboration avec nos collègues de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme. Je pense apporter une vision informée par mon expérience américaine mais aussi ancrée dans ma période d’observation de six mois des modes de vie à l’Iméra, dans ce lieu unique où travaillent et résident les chercheurs et je dirais que ma vision du rôle de directrice est double : être à la fois à l’écoute des chercheurs qui viennent s’ancrer à l’Iméra durant cinq ou dix mois, être attentive à leurs rythmes propres de recherche, tout en participant à impulser une énergie créative collective qui est celle de l’équipe scientifique de l’Iméra, en synergie avec les trois autres programmes de l’institut (Arts & Sciences : Savoirs indisciplinés, Explorations Interdisciplinaires, Utopies nécessaires). Cette énergie permet d’inventer des croisements interdisciplinaires et autres entre chercheurs qui, sans l’Iméra, ne se seraient peut-être jamais rencontrés. Les chercheurs trouvent à l’Iméra un havre de paix pour mener à bien leurs projets, loin des nécessités contraignantes du monde académique, tout en participant à la vie collective de l’institut. Depuis peu, nous avons un compte Instagram qui vous donnera un aperçu de la vie à l’Iméra et je vous invite à suivre nos actualités !

L’Iméra est co-fondateur du Forum, et accueille chaque année la troisième journée de la manifestation, mais ce sera pour vous une première expérience ! Quel sens donnez-vous à cet événement ? Qu’apporte-t-il d’original ?

Ce sera mon baptême du feu ! Donner sens à cette rencontre, c’est à la fois pouvoir porter un regard apaisé sur une question complexe qui occupe les unes de l’actualité méditerranéenne et européenne, qui, trop souvent, est source de tensions épidermiques et le sujet d’interprétations divergentes. Nous travaillons sur ces questions au milieu des affects et les voix pour une histoire sereine des migrations en Méditerranée se font difficilement entendre mais elles existent et nous espérons pouvoir les mettre en avant durant ce forum. Nous voulons remonter dans le temps long des migrations pour éclairer, chiffres à l’appui, ces mouvements migratoires qui ne sont pas nouveaux mais qui, par le jeu de l’actualité sous la coupe virale des réseaux sociaux, sont exacerbés. Il ne s’agit pas non plus de porter un regard angélique sur les migrations mais de pouvoir analyser de manière apaisée, autant que possible, les tensions engendrées dans les sociétés de départ, les zones de conflit et les lieux de transit, la traversée de la Méditerranée et les sociétés d’accueil pour dépassionner le débat et construire un horizon de lecture partagé.

Le sens ultime que je donne à ce forum qui a pour but de promouvoir une lecture franco-allemande des enjeux méditerranéens et qui a choisi de consacrer sa 6ème édition à la thématique “Migration, mobilité et exil”, des termes aux significations et connotations bien différentes qui seront décryptées durant les tables rondes et les présentations des étudiants, se trouve dans la dédidace du roman de notre invité Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée :

“À la Chancelière Angela Merkel, pour son courage politique. Merci pour eux. Merci pour nous, humains. Aux amis de Lampedusa, qui se battent pour redonner leur dignité aux vivants comme aux morts.”

Comment, en 2024, faire retour sur ce qui s’est passé d’inédit en Europe en 2015 et en 2016 lorsque l’Allemagne d’Angela Merkel a accueilli plus d’un million de réfugiés et de demandeurs d’asile, fuyant la guerre en Syrie et qui ne s’est passé ni en France, ni ailleurs en Europe?

L’originalité du forum, c’est aussi sa diversité d’acteurs : diversité des intervenants d’Allemagne, de Syrie, du Maghreb, de Haiti et de l’Amérique du Nord à l’Europe du Sud, diversité des points de vue et des prismes de lecture, entre artistes, diplomates, chercheurs, écrivains, acteurs de la société civile, avec la participation active des étudiants.

Quels seront selon vous les temps forts de cette 6ème édition ?

C’est une gageure de répondre à cette question car nous avons conçu cette 6ème édition du forum avec mes collègues de Sciences Po Aix et du centre franco-allemand pour faire de ce rendez-vous un long temps fort méditerranéen, du mercredi au vendredi soir, pour vous embarquer dans 48 heures de rencontres et de débats qui seront traversés d’émotions, de réflexions et de plongées transdisciplinaires sur les questions de migrations, de mobilités et d’exil. Cependant, s’il s’agit de mettre en lumière certains d’entre eux qui pourraient trouver un écho particulier auprès des étudiants, je dirais qu’en dehors des tables rondes au croisement des recherches en sciences humaines et sociales et des arts, ces trois journées seront ponctuées de différents moments forts comme la rencontre avec Peter Altmaier et Yves Aubin de la Messuzière lors de la conférence d’ouverture du Forum, ou encore le témoignage de l’écrivain syrien Hamed Abboud, qui a grandi en Algérie et qui a dû la quitter au moment de la guerre civile pour retourner en Syrie qu’il quitta de nouveau en 2012 pour fuir la guerre. Après un périple migratoire de près de deux années de l’Egypte à la Turquie, en passant par Dubaï, il trouve refuge en Autriche en 2014, et son expérience migratoire insuffle son écriture. J’attends également avec impatience la conversation avec l’écrivain haïtien Louis-Philippe Dalembert dont le roman, Mur Méditerranée, est tout sauf un murmure, un véritable choc de lecture qui met en récit la violence des frontières et la dimension genrée de l’exil. Un autre temps fort sera la participation de SOS Méditerranée qui nous parlera du sauvetage des femmes en Méditerranée centrale et de la spatialisation de leur vie à bord de l’Aquarius et maintenant de l’Ocean Viking, et enfin Marseille, ce grand port migratoire qui a vu l’arrivée de nombreux migrants mais aussi le départ des “indésirables”, des Juifs, des intellectuels et des artistes durant la Seconde Guerre mondiale. Cet exil  est au cœur du film qui clôturera ces trois jours, “1941, Dernier bateau pour l’Exil” (2023), qui sera projeté au Pharo face à la mer et à l’entrée du port, en présence du réalisateur Jérôme Prieur. Suite à la projection, l’historien Eric Jennings, dont le livre, Escape from Vichy, The Refugee Exodus to the French Caribbean (Harvard UP, 2018) a inspiré le film, sera en visioconférence pour un échange avec les invités du forum et le public. Pour ajouter une touche personnelle, je me réjouis également d’entendre Angelica Jopling, qui fut mon étudiante à Stanford et de voir le chemin parcouru depuis, en ouvrant sa galerie d’art Incubator, avec pour premier événement en 2023 une exposition collective dédiée aux migrations contemporaines, Lines in the Sand.

Avez-vous d’autres projets avec Sciences Po Aix ?

Oui ! Sciences Po est un partenaire privilégié du programme Méditerranée de l’Iméra. Dans un avenir proche, nous allons recevoir le mardi 11 juin l’historien Nicolas Badalassi, directeur de Mesopolhis, pour la présentation de son nouveau livre, La France, la Guerre froide et la Méditerranée: Des accords d’Evian à la Perestroïka. Last but not least, nous avons une chaire en commun, la chaire Albert Hirschman qui accueille chaque année un.e chercheur/chercheuse en résidence à l’Iméra pour plusieurs mois et qui participe à la vie universitaire de Sciences Po Aix. Cette chaire Albert Hirschman entre en résonance tout particulièrement cette année dans le contexte du FFAM car, comme je vous le disais, nous allons le conclure en projetant le film 1941. Dernier bateau pour l’exil.

Or, Hirschman fut l’adjoint de Varian Fry, à Marseille en 1940-41 lorsque Fry dirigeait l’Emergency Rescue Committee, sauvant des centaines de personnes fuyant l’Europe nazie pour une traversée d’abord méditerranéenne via Casablanca puis transatlantique, cap sur les Caraïbes et l’Amérique. Une fois exilé aux Etats-Unis, Albert Hirschman devint Senior Fellow à l’Institut d’études avancées de Princeton qui demeure jusqu’à nos jours, le modèle des instituts d’études avancées, notamment celui de l’Iméra. Les thèmes de recherche de la chaire Albert Hirschman, inscrits dans le cadre des relations entre Europe et Méditerranée, sont centrées sur les études des passions identitaires en Europe et en Méditerranée, étude des migrations, des mobilités et de leurs impacts sociétaux, des mouvements nationaux et identitaires, des mobilisations protestataires, des fragilités démocratiques, etc.. C’est donc dans le cadre de cette chaire que nous accueillerons, en février 2015, l’historienne Danielle Beaujon de l’université de Chicago pour une résidence de cinq mois, dédiée à l’écriture de sa recherche, effectuée en partie dans les archives locales marseillaises et des ANOM à Aix-en-Provence: “Criminaliser les Casbahs: surveiller et contrôler les Maghrébins à Marseille et à Alger, 1918-1954” qui se focalisera sur les rapports entre la police et la population nord-africaine locale en l’analysant au plus près du vécu quotidien des Maghrébins en contexte colonial.