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Enseignant

Jean-Charles Jauffret

Professeur émérite d’histoire contemporaine à Sciences Po Aix

Vous êtes Professeur émérite à Sciences Po Aix, pouvez-vous retracer pour nous votre parcours académique ?

Je suis un âne chargé de reliques. « Emérite » veut dire que je donne encore, à titre gracieux, 6h de cours magistral en master 2 : 3h à Sciences Po Aix et 3h en Sorbonne. C’est l’aboutissement d’une carrière de 42 ans, que je serai prêt à recommencer, tant j’ai aimé ce métier. À la clef, un cursus honorum à l’ancienne : diplômé de Sciences Po Aix, promo de 1973 (4e rang) ; agrégé d’histoire, 1975 (8e rang) ; Doctorat de 3e cycle, thèse complémentaire, 1975, Université de Montpellier 3 ; Doctorat es-lettres, 1987, thèse d’État, Paris-1-Sorbonne. Je passe sur d’autres reliques en histoire de l’art ou diplômes liés à la Défense.

Après des classes dans un régiment d’infanterie, le 92e, à Clermont-Ferrand, qui m’a beaucoup appris sur le plan humain, 1975-1976 : soldat-professeur au Prytanée militaire de La Flèche. Que de joies, notamment avec mes petits 5e, presque tous pupilles de la nation. Lycée polyvalent de Vernon, 1976-1983, et chargé de cours aux universités d’Angers et du Mans. J’y ai appris un métier où il faut se donner à fond pour convaincre. Puis nirvana pour un historien militaire : maître de conférences à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr-Coëtquidan, 1983-1991. Un amphi de saints-cyriens se prend au sabre. Puis professeur des universités à Montpellier 3, 1991-1997-98 (double service avec Sciences Po Aix en dernière année). Un point d’orgue : en 1995, je donnais le sujet d’histoire contemporaine tiré à l’agrégation d’histoire : 18 admissibles, 7 agrégés, ce qui ne s’était jamais vu pour cette université. Puis 19 ans de bonheur absolu dans l’amour de mes merveilleux étudiants, 1997-2016, dans notre Bonne Maison, dont j’ai écrit l’histoire pour ses 50 ans, publiée en 2006 (Les Grande heures de l’IEP d’Aix-en-Provence). J’ai donné mes droits d’auteur à l’association Interface. En tout, 20 ans à Sciences Po Aix, en comptant 1979 où, chargé de cours, je donnai le 1er cours magistral, en anglais, en comparant les armées britannique et française de 1815 à 1914.

Vous avez publié le 8 décembre 2023 une autobiographie intitulée “Prémices d’histoire – Souvenirs d’enfance d’un historien”. Pouvez-vous nous dire comment est née votre passion pour l’histoire contemporaine et en particulier les liens que vous établissez entre votre enfance et celle-ci ?

Rien dans une vocation n’est dû au hasard. Un historien est le fruit de plusieurs émotions et couches culturelles, selon cette maxime d’Alfred de Vigny : « Réussir sa vie, c’est réaliser ses rêves d’adolescent ». C’est à la suite d’une interrogation de mes adorables petits-enfants que j’ai eu envie d’écrire ce livre, en évitant de pontifier pour retenir le cocasse, mais aussi ce qui fut déterminant dans une enfance éclatée, qui ne fut pas toujours heureuse en raison du divorce de mes parents. C’est en relisant une source primaire, les 270 lettres de Guadeloupe, écrites avec le talent d’une Madame de Sévigné, par ma mère, héroïne de guerre (1943-1944) comme son père (1914-1918), que j’ai renoué les fils de ma mémoire la plus enfouie, la plus rigolote. Mes parents étaient en poste à l’usine sucrière de Beauport, la plus grande de l’Empire colonial français, de 1953 à 1958. J’ai appris dans cette île enchantée pour un petit garçon espiègle, l’amour de la nature et des hommes, qu’elle que soit leur couleur de peau. Ce fut le premier jalon de mon intérêt, futur, pour l’histoire coloniale.

Le fiat lux est venu ensuite de mes vacances en Corse, pendant l’été 1959, au village de mes grands-parents (je suis à moitié corse, donc susceptible !). Mon grand-père Charles, ancien commissaire de police, et survivant des deux guerres mondiales, a été un grand initiateur en matière d’histoire militaire. Bonapartiste convaincu, le jour de la Saint-Napoléon, qui est aussi l’Assomption, le 15 août, dans la gloire du couchant éclairant l’île d’Elbe, que l’on voyait de notre maison, il a débouché un vin de… 1802. Je raconte dans cet ouvrage ce grand moment d’émotion.

La troisième couche est due à mes racines provençales, côté grands-parents paternels. S’exprimant dans la langue de Mistral, de 1959 à 1967, ils m’ont fait découvrir les trésors de notre culture provençale. Mon amour de la Grèce et de Rome leur doit beaucoup, notamment la découverte, à 12 ans, du monument des Glaniques à Saint-Rémy-de-Provence.

Quelle place prend l’enseignement dans votre passion pour cette discipline ? Que souhaitez-vous transmettre à vos étudiants ?

On ne peut pas dissocier l’enseignement de la recherche, sinon on est mauvais et dans l’un et dans l’autre. J’ai adoré transmettre. La véritable fonction d’un professeur du secondaire ou du supérieur est de voir s’allumer dans les yeux de ses élèves cette petite flamme de curiosité, celle qui les conduira à poursuivre, à lire ! Notre mission n’est pas la gloriole d’être publié ou de participer à des colloques internationaux de renom, mais de voir nos étudiants réussir. J’ai eu sous ma direction 33 Doctorats en histoire et HDR (habilitation à diriger des recherches). Ils ont marché au canon. Aucun chômeur, certains ont mal tourné, puisqu’ils sont devenus professeurs des universités ! Il faut dire que je suis élève d’un grand nom, mon maître le Pr André Martel, un des pères de l’histoire militaire contemporaine. Il a sévi, avec quel brio ! dans notre Bonne Maison de 1988 à 1997.

Mes étudiants s’en souviennent quand ils m’arrivent d’en croiser et qu’ils s’épanchent sur les mauvais traitements que je leur ai fait subir : je ne me suis jamais ennuyé en cours, chaque heure était un plaisir. Je me suis toujours donné à fond. Et ce, en renouvelant mes cours en fonction de mes propres recherches, mais aussi en tenant compte des pistes nouvelles du « territoire de l’historien », comme le dit Pierre Nora. Ne vous engagez point dans ce métier sans avoir pour objectif d’être une locomotive, en meneuse ou meneur d’hommes et de femmes qui doivent réussir. Mais aussi, évitez de vous prendre pour la 8e merveille du monde, l’humour est à la fois une arme et une invite à aller à la rencontre des autres. Enfin, soyez vous-même, soyez humble, ne cherchez pas à imiter un de vos maîtres. Prenez conscience qu’en cours magistral, il doit y avoir une part de spectacle. Modulez vos effets, surprenez votre public. Il faut séduire pour inciter à aller plus loin dans l’étude. L’historien en chaire est aussi un histrion.

Quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui souhaiteraient devenir historien ?

Vaste programme ! Si vous ne répondez pas à une vocation, vous passerez à côté d’un vrai bonheur pédagogique (en étant financièrement confortable, sans gagner une fortune, même en publiant). Le fiat lux peut apparaître tardivement aussi, ne pas désespérer. Je me souviens d’un étudiant de M1 de notre Bonne Maison, brillant, qui a tout plaqué après son diplôme pour repasser par les fourches caudines de la licence d’enseignement et d’histoire. Il a réussi l’agrégation d’histoire. Puis trois ans de lycée et maître de conférences ensuite.

Enfin, je vous dirai qu’il ne faut pas tricher. C’est dans le secondaire que l’on apprend son métier. Une thèse seule, surtout dans la mouture actuelle qui la rapproche des PhD, ne vous donnera aucune aptitude à l’enseignement. Il faut passer CAPES et agrégation pour acquérir ce qui fait le propre de l’historien ou de professeur de français ou de langues : la culture générale au sens comparatif des civilisations, sans jamais perdre de vue l’échelle chronologique. Ce qui vous évitera les anachronismes, crime de lèse-majesté en histoire. Soyez boulimique de curiosité, de voyages culturels et de lectures. La mondialisation de la rencontre des cultures, comme l’annonçait un de mes maîtres à penser, le grand historien britannique Arnold Toynbee, passe par une soif inextinguible de découvertes. Et ce, en vous disant que rien n’est jamais acquis. La noblesse de la science historique est de savoir se remettre en question. J’ajoute que j’éprouve une dernière joie, mon successeur, le Pr Walter Bruyère-Ostells, dont je suis si fier, incarne ces valeurs cardinales de l’historien.