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Jacques Ferrandez

Dessinateur et scénariste de bande dessinée - Artiste associé de la saison culturelle 2023-24 de Sciences Po Aix

À quelques jours du Grand Entretien qu’il accorde à Sciences Po Aix, l’auteur de bande dessinée et artiste associé pour la saison culturelle 2023-24 de l’École, a répondu à nos questions et nous explique comment il raconte la Méditerranée en dessin.

Pouvez-vous vous présenter ? Comment êtes-vous devenu dessinateur et scénariste ?

C’est une vieille histoire, assez longue d’ailleurs ! J’ai toujours voulu faire de la bande dessinée quand j’étais gamin. J’ai pu faire des études, après un bac d’arts plastiques, aux Beaux-Arts à Nice, l’école nationale des arts décoratifs. Et puis pendant que j’étais encore étudiant, j’ai pu publier mes premières histoires grâce à ma rencontre avec un scénariste. À la suite de ces premières histoires, très vite, j’ai eu envie de mener mes propres projets. Ce qui a été assez rapidement possible puisque en travaillant avec les Éditions Casterman à travers la revue qui s’appelait à l’époque « À suivre ». Cela m’a permis d’avoir très vite le pied à l’étrier et de proposer ensuite mes propres histoires où je choisissais mes sujets. Tout cela remonte à 1978 donc cela ne date pas d’hier !

Vous êtes cette année l’artiste associé à Sciences Po Aix pour la saison culturelle 2023-2024. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a mené à accepter cette proposition ?

C’est d’abord plutôt gratifiant d’être sollicité dans ce cadre-là. J’ai beaucoup travaillé la fiction, j’ai aussi réalisé des carnets de voyage sur toute la Méditerranée, occidentale ou orientale. Mais je pense que c’est surtout mon travaille depuis 30 ans sur l’Algérie qui a suscité l’intérêt de l’établissement. Une exposition de planches, tirées des Suites Algériennes, est prévue du 19 janvier au 19 mars 2024 à Saporta. C’est aussi une reconnaissance de mon travail sur la colonisation et l’Algérie contemporaine qui me touche. Je suis heureux de participer à la table ronde sur l’Algérie, avec des historiens qui aura lieu le 20 février 2024 à Sciences Po Aix.

Ce vendredi 13 octobre vous serez à Sciences Po Aix pour un Grand entretien. Que souhaitez-vous transmettre aux étudiants de Sciences Po Aix ?

Je pense que je me laisserai guidé par les questions que les étudiants auront concernant ma manière de travailler. La transmission sera essentiellement sur ma méthode. Pour mes premiers albums sur l’Algérie j’allais essentiellement cherché des informations historiques pour les croiser avec mon style afin de ne pas avoir d’idées préconçues. Je me suis laissé guider par les différentes sources tout en exerçant un esprit critique, car les informations trouvées sont parfois contradictoires. L’ensemble permet de se faire soi même une synthèse que je restitue pour ma part avec l’art.

La bande dessinée est le moyen d’expression que j’ai développé depuis longtemps parce qu’il offre une grande liberté sur la manière d’aborder un sujet et il permet aussi une économie de moyens. À titre d’exemple, si j’était cinéaste je devrais mobiliser un grand nombre de ressources et d’équipes. La BD ramène l’expression à sa forme la plus simple. On a qu’un seul interlocuteur, l’éditeur, qui valide son intérêt pour le sujet et après on est autonome.

C’est ensuite le public qui exerce sa sanction lorsqu’il n’y a pas d’écho ou pire, un écho très défavorable, et alors on est complètement remis en cause dans ses productions. Heureusement pour moi, j’ai toujours eu des échos qui m’ont encouragé à continuer avec cette constance et cet investissement réel. Ce genre d’invitation par Sciences Po Aix est une forme de récompense. Mon travail a eu un impact.

Une de vos œuvres majeures est votre ensemble Carnets d’Algérie et Suites algériennes. Quel est votre lien avec l’Algérie et plus largement avec le bassin méditerranéen qui semblent inspirer vos productions ?

Le lien est tout simplement celui de la naissance. Je suis né à la fin de l’année 1955 d’une famille de pied-noir puisque côté paternel. Ils s’y sont implantés à partir de l’Espagne et du côté maternel à partir de la France et ont accompagné cette histoire commune entre les deux pays en se fixant sur place et en y faisant souche. Le fait d’être né en Algérie sans pour autant y avoir vécu m’a permis de faire retour sur cette histoire là de manière dépassionnée, puisque je n’ai pas eu de traumatisme personnel lié à l’exode ou à l’obligation de quitter le territoire. Donc le premier lien est là.

Aussi, dans les années 80 lorsque j’ai commencé à travailler sur ce sujet pourtant riche, il n’était pas tellement abordé et encore moins en bande dessinée. Pour moi c’était à la fois une source d’enseignement sur cette histoire que je connaissais mal et l’opportunité de la transmettre, du début de la conquête de l’Algérie jusqu’à sa décolonisation. C’est un sujet qui a toujours suscité mon intérêt et plus je l’approfondissais et plus il m’intéressait. C’est un pays où je continue de retourner régulièrement avec un premier voyage en 1993 dans une période difficile, puis une impossibilité de me rendre sur le territoire pendant la décennie noire, appelée « tragédie nationale » pour les algériens. Tout cela a nourri mes récits avec une approche maintenant plus directe. Si au début j’étais dans le registre historique, maintenant je suis dans une approche plus liée à l’actualité, une approche peut être plus journalistique.

Etes vous un dessinateur engagé ?

Non car je ne souhaite pas me mettre au service d’une thèse prédéfinie. D’ailleurs Camus disait qu’il n’était pas engagé mais « embarqué », ce que je préfère comme idée. Mon cahier des charges est de ne pas dire n’importe quoi, de viser l’exactitude historique dans les carnets d’Algérie, mais avec un esprit critique car on est conscient qu’il existe des historiens de gauche et de droite pour simplifier. L’histoire est aussi évolutive car les valeurs des sociétés évoluent.

Est-ce que cette évolution est perceptible dans les bandes dessinées ?

Alors du point de vue de la réalisation graphique il y a une continuité puisque c’est ma manière de dessiner, mais sur le plan thématique le matériau a changé. Aujourd’hui on a une connaissance historique solide sur les évènements passés, mais pour les périodes toutes récentes avec notamment les mouvements populaires débutés en 2019 c’est-à-dire l’Hirak, c’est moins évident. Là il y a une approche plus journalistique et plus personnelle car c’est le fruit des choses que j’ai vues et que j’ai entendues dans le pays à force d’y retourner. Il y a une tentative de comprendre ce qu’il se passe via les récits.

Vous avez réalisé plusieurs carnets de voyage, notamment en Syrie ou en Irak, des endroits qui peuvent nous paraître difficiles d’accès. Pouvez-vous nous dire comment se déroule ces voyages ? Comment est-ce que vous choisissez une destination ? Qui vous accompagne sur place ?

La démarche était celle d’un voyageur curieux sur le pourtour méditerranéen. Je me suis posé cette question de “pourquoi aller là-bas?” et c’est peut-être une tentative de comprendre ces lieux qui génèrent beaucoup de drames, comme l’actualité nous le montre ces derniers jours. Cela a toujours été un lieu de rencontre et de la tragédie grecque finalement. Moi-même étant né dans un pays déjà en guerre, même si c’était une guerre qui ne disait pas son nom, je suis à la recherche des traces de la guerre pour savoir ce qui sépare et ce qui réunit ces peuples de Méditerranée. La Méditerranée joue certes un rôle de frontière, mais aussi de lien entre les régions.

La Syrie à l’époque où je suis parti était pacifique, même si j’étais conscient que le régime était dictatorial. Il y avait la possibilité d’arpenter le pays. En plus, le dessin facilitait énormément les rencontres, il suffisait de commencer à dessiner au coin d’une rue et quelqu’un me proposait un café et un tabouret et puis on commençait à échanger. Les voyages au Liban ou en Syrie étaient vraiment le rêve en terme d’expériences ! À Istanbul c’était presque du tourisme. À Sarajevo, j’étais invité dans des rencontres culturelles européennes donc ce n’était pas la même démarche. En ce qui concerne l’Irak, c’était vraiment différent. J’étais immergé en pleine dictature de Saddam Hussein en 2000, le pays subissait un embargo juste avant l’intervention américaine de 2003. C’était plus dur de rencontrer des gens car il y avait une méfiance et une paranoïa généralisées. Le régime était extrêmement terrifiant pour eux, il y avait une pression visible à tous les coins de rue.

C’est vrai que mes carnets de voyages concernent toujours des régions durement éprouvées ou qui vont l’être. Mes carnets sont étalonnés de 1999 à 2006, j’ai fait cela en rafale. Aujourd’hui je ne pourrais plus faire la même chose ! Même la Turquie d’Erdogan a changé. Dans les années 2000 la physionomie de la population a changé. À l’époque j’avais signalé qu’il y avait beaucoup de jeunes filles voilées, ce qui m’avait été reproché par les laïcs turcs qui disaient que non. Et c’est vrai que comparé à aujourd’hui ça n’avait finalement rien à voir ! Mon travail est donc une matière vivante, mon œil est celui de l‘observateur averti.

Parmi ces destinations, il y avait des pays assez francophones comme l’Algérie ou le Liban. Je ne parle ni turc ni arabe et aucun dialecte pratiqué dans le monde arabe. La plupart du temps j’avais des accompagnateurs qui venaient souvent des Instituts français, lesquels me procuraient la possibilité de visiter les lieux avec un amoureux de son pays ou de sa ville, qui me guidait et qui faisait la traduction.

Plusieurs grands classiques, comme L’Étranger d’Albert Camus, ont été en adapté en bandes dessinées par vos soins. Comment sélectionner ce qui doit être raconté pour s’adapter à un support plus visuel et condensé sans faire d’impasses sur le roman ?

C’est toute la question de l’adaptation justement ! Comment est-ce qu’on se saisit d’une œuvre pour la traduire dans un autre mode d’expression ? Mon objectif est toujours de me mettre au service de cette œuvre, c’est-à-dire de faire hommage à l’auteur. C’est une rencontre avec un auteur et un texte que l’on aime et que l’on souhaite partager. La bande dessinée permet de faire accéder des textes aux lecteurs qui liraient moins de romans. Les gens rebutés par le roman, mais peut être férus de BD peuvent ainsi accéder à ces histoires. On ne peut pas adapter le roman littéralement, pages par pages, il faut faire une synthèse. Il y a tout un travail d’interprétation qui passe par un travail de sélection et de raccourcis. Il y a des structurations des récits différentes en condensant certains chapitres et en valorisant d’autres. C’est un travail assez intuitif qui ne se formalise pas à l’avance. Cela passe beaucoup par la sensibilité qu’on a !

Pouvez-vous nous en dire plus sur vos projets artistiques à venir ?

J’ai toujours un projet autour de la Méditerranée. Autour d’une Méditerranée révolue du début du XIXe siècle en repartant des lieux que j’ai visité. Mais cette fois-ci ce sera à travers une histoire réelle qui serait celle d’un personnage un siècle plus tôt, une sorte de Laurence d’Arabie en réalité issu de Nice, qui a été missionné pour faire du renseignement dans toute la péninsule arabique et au Proche-Orient afin de préparer une seconde grande expédition, à l’image de celle de Napoléon Bonaparte en Egypte…